Mercredi 30 mai 2018. Il est déjà tard, 18h15, lorsque le procès de Martine Landry démarre. La salle n°3 du TGI de Nice est remplie d’une trentaine de personnes venues en soutien, ainsi que d’une dizaine de journalistes de la presse locale et nationale. Tout le monde est plutôt détendu pour assister à cette audience qui a déjà été renvoyée plusieurs fois. Le procès prévu le 8 janvier 2018 a été reporté au 14 février, puis au 11 avril et enfin au 30 mai suite à la grève des avocats. Lors du précédent renvoi, il était convenu que la Défense d’un côté (Me Damiano) et le Ministère Public de l’autre devaient chacun+e fournir une nouvelle pièce à verser au dossier. Ce « deal », finalement non respecté par le Ministère Public, va devenir central au moment des réquisitions.
I – Les acteurs du procès
Le Tribunal présidé par une Juge, Mme Laurie Duca, est exclusivement féminin (Assesseures, Greffière, Huissière, Procureure), l’accusée et sa Défense aussi. Les témoins sont Lucia Palmero, une humanitaire italienne, Georges Faye, un solidaire de la Roya, et Jean-François Dubosc, un cadre d’Amnesty International venu de Paris. A ces derniers, on va classiquement demander s’ils ont un lien de famille, professionnel ou de subordination avec Martine Landry. Si oui, ils peuvent être récusés. Ce ne sera pas le cas. Par contre, on aurait aimé que la même question fût posée à la représentante du Ministère Public, la Procureure Mme Valentine Vinesse. On apprendra en effet dans les couloirs, à la sortie du procès, qu’elle est en fait l’épouse d’un haut fonctionnaire de la Préfecture en charge du droit des étrangers (!). Le supérieur hiérarchique de ce dernier (le Préfet Georges-François Leclerc) ayant récemment fait l’objet de plus de vingt condamnations en Justice pour pratiques illégales envers les migrants, notamment des refoulements de mineurs isolés à la frontière, chacun+e aura son opinion sur ce casting et ses possibles conséquences.
II – Les faits et le motif d’accusation
Ici, c’est assez compliqué car il y a plusieurs dates importantes, et trois principaux lieux distincts (le poste frontière de Menton, la Gare de Menton Garavan, et le domicile de Cédric Herrou à Breil). Ceci résulte en partie d’une imbrication avec une autre affaire impliquant Cédric Herrou, mais qui doit être jugée à Grasse. Tout se passe en juillet 2017.
17 juillet : La protection de l’Enfance est avertie par mail de la présence en particulier de deux mineurs isolés guinéens chez Cédric Herrou, qui demandent leur prise en charge par les services du département. Le service des Informations Préoccupantes, dépendant de l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), en accuse réception. Une capture d’écran mentionnant l’envoi effectif du mail est versée aux débats. C’est cette pièce qui avait été promise par la Défense.
19 juillet : Sans nouvelles de l’ASE, Cédric Herrou se rend à la gendarmerie de Breil pour déposer au sujet de la présence des deux mineurs de 16 ans chez lui. D’après le PV d’audition dressé par le gendarme qui le reçoit, celui-ci évoque la prise en charge de ces mineurs . Il revient à Cédric Herrou de se débrouiller pour les acheminer.
25 juillet : Lors d’une opération coordonnée avec la gendarmerie de Breil et la Préfecture du 06, Roya Citoyenne dont Cédric Herrou fait monter plus de cent migrants dans un train à Breil-sur-Roya afin de se rendre à Nice pour que ces personnes puissent entamer leurs démarches de dépôt de demande d’asile. Suite à un problème d’horaires, les bureaux niçois sont fermés à leur arrivée ; tout le monde retourne à la gare pour effectuer cette démarche à Marseille. Le train est stoppé par la police en gare de Cannes, Cédric Herrou, qui se trouve dans le train est arrêté et les migrants également.
25 juillet (suite) : Dans les heures qui suivent, une perquisition a lieu sur la propriété de l’agriculteur, à Breil-sur-Roya. Sur place, la police procède au contrôle de toutes les personnes présentes, dont quelques migrants. Un PV est rédigé qui compile tous les noms relevés, majeurs et mineurs. Dans cette liste, se trouvent les deux mineurs guinéens. Comme l’infraction reprochée à Cédric Herrou a été constatée à Cannes, cette affaire est entre les mains d’un Juge d’Instruction du Tribunal de Grasse, où se trouvent toutes les pièces du dossier, dont ce PV de perquisition. Il s’agit de la pièce que le Ministère Public devait fournir.
Soir du 25 et nuit du 25 au 26 juillet : les migrants arrêtés en gare de Cannes sont transportés à Menton, au poste frontière, pour être renvoyés en Italie. Habituée des observations à la frontière (qu’elle effectue depuis 2011), Martine Landry sait que la PAF (Police de l’Air et des Frontières) va déposer les mineurs migrants à la gare de Menton-Garavan pour les y mettre dans un train retour en direction de Vintimille… Elle se rend donc à la gare et discute avec les migrants qui arrivent sur le quai par le passage sous-terrain. Parmi eux, elle rencontre pour la première fois les deux mineurs guinéens qui viennent, eux, d’être arrêtés lors de la perquisition chez Cédric Herrou, et qui vont être expulsés ce jour-là illégalement vers l’Italie. Martine contacte des membres d’Associations en Italie pour les alerter de la situation particulière de ces deux mineurs et qu’ils puissent être informés de leurs droits.
28 juillet : Les deux mineurs rejoignent le poste frontière italien sur le Pont Ludovic pour faire valoir leurs droits à la protection en France ; Martine Landry est avertie de leur arrivée et se présente donc à la frontière. Les policiers italiens ne veulent pas se charger du job. Il est vrai (voir les témoignages plus bas) que la situation est parfois tendue sur ce sujet entre policiers français et italiens. Martine va se placer au niveau du panneau « France », c’est-à-dire en territoire français. Elle est en possession de documents officiels du Tribunal pour Enfants. Me Damiano, qui travaille en collaboration avec Martine, adresse également d’autres documents officiels par fax à la PAF (qui émet un avis de réception) et en copie à Martine. Un peu plus tard, les deux mineurs empruntent à leur tour le pont pour la rejoindre en territoire français, et tous les trois se dirigent à pied vers les bureaux de la PAF situés un peu plus bas, et où un PV est établi à 18h15, heure à laquelle les documents officiels nécessaires et disponibles ont déjà été transmis. Les deux mineurs sont transférés par la suite à l’ASE pour y être pris en charge.
31 juillet : Martine se rend à la PAF de Menton suite à l’interpellation et au transfert de onze migrants. Ce jour-là, elle se voit remettre une convocation pour une audition le 2 août. Le lendemain, Martine Landry reçoit une convocation du Tribunal Correctionnel de Nice. La PAF l’accuse d’avoir traversé le pont avec les deux mineurs et donc d’avoir « facilité l’entrée de deux mineurs étrangers en situation irrégulière […] en ayant pris en charge et convoyé pédestrement ces deux mineurs du poste frontière côté Italie au poste frontière côté France ». Elle risque pour cela jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende. Lors de cette audience du 30 mai, la Juge affirmera (en accord avec la Procureure et la Défense) que de leurs bureaux, les agents de la PAF n’avaient pas la visibilité suffisante pour avoir vu ce qu’ils avancent.
2 août : Martine Landry est entendue par la PAF. En cette audience du 30 mai, la Procureure se dit persuadée que Martine a pu polir et inventer sa propre version des faits pendant le laps de temps entre les faits incriminés et son audition…
III – Les témoins de la Défense
Lucia Palmero, une coordinatrice de Terre des Hommes en Italie, vient expliquer son rôle quotidien dans l’aide aux migrants, qui consiste notamment à les soustraire aux trafiquants lorsqu’ils arrivent à Vintimille. Elle explique que beaucoup reviennent, refoulés par la France, dont des mineurs isolés. Elle rapporte leurs témoignages de leur passage à la PAF : documents incomplets (une page au lieu de trois) qu’ils doivent néanmoins signer sans explications des agents, absence de traducteurs, fausse date de naissance indiquée par la PAF (ils sont mineurs, on les transforme en majeurs pour pouvoir les expulser), téléphones confisqués et chaussures découpées.
Georges Faye, un solidaire de la Roya présent le 25/26 juillet au poste frontière de Menton, témoigne qu’il a bien vu les mêmes choses que Martine Landry. Il rapporte également le témoignage d’un membre de Médecins du Monde, qui affirme avoir vu un autre jour les policiers français et italiens en venir aux mains à la frontière quand ces derniers ramenaient en France des mineurs isolés qui en avaient été illégalement renvoyés.
Jean-François Dubosc, un cadre d’Amnesty International, rappelle le cadre des opérations de surveillance à la frontière auxquelles participe Martine Landry. Il affirme qu’Amnesty International et l’UNICEF observent et dénoncent le renvoi de mineurs isolés.
IV – Le réquisitoire du Ministère Public
Il est déjà 20h30, et le réquisitoire commence après une courte pause de dix minutes demandée par la Juge. Mme la Procureure décide de mettre en avant la déposition d’un des deux mineurs (l’autre ne parle que le Peul), qui d’après elle renferme la plus grosse part de vérité. C’est bien la première fois qu’on entend quelqu’un d’officiel en France dire qu’il faut écouter les migrants, et surtout les croire. Cette déposition contredirait la version des faits livrée par Martine Landry. Le mineur ne parle pas de Martine mais de deux femmes (une italienne rencontrée à Grimaldi, qui va téléphoner à une française) qui auraient organisé leur passage illégal en France après trois tentatives ratées de leur part, le tout dans une langue française parfaite. Toutefois, la procédure fait apparaître que la déposition du jeune mineur a été faite sans la présence d’un traducteur, qui s’imposait. Sautant ainsi allègrement de doute en suspicion, la Procureure avance alors que toute cette histoire est un montage, une sorte de complot ourdi afin de faire passer, sous une apparence légale, ces deux mineurs d’Italie en France. Le schéma serait le suivant : (1) les deux mineurs n’ont jamais été présents sur le territoire français (et donc chez Cedric herrou) et n’en ont donc jamais été expulsés illégalement ; (2) des personnes ont préparé leur dossier officiel alors qu’ils étaient en Italie, à base de fausses déclarations et attestations, laissant penser qu’ils ont été présents en France puis renvoyés illégalement ; (3) le 28 juillet, Martine Landry les fait passer la frontière, munie de ce dossier « officiel » destiné à rendre toute l’opération légale en apparence. Martine ne serait que le dernier maillon « non intentionnel » et naïf de cette chaîne de passeurs machiavéliques, raison pour laquelle la Procureure déclare se trouver dans l’obligation de demander la relaxe !
Dans la foulée, glissant sur le terme « relaxe », la Procureure dérape gravement : car pour elle, la plupart des documents produits par la Défense étant douteux, elle conclut sa diatribe en s’interrogeant sur la possibilité pour le Parquet d’ouvrir une enquête pour « faux, usage de faux et escroquerie au jugement » concernant le dossier des deux jeunes mineurs. Un brouhaha trahit la réaction du public choqué, et la Juge elle-même semble prise par surprise par cette dernière sortie, car cela ne vise donc pas Martine Landry. La Juge interrompt d’ailleurs le réquisitoire pour mettre pédagogiquement en exergue que ce qui est demandé pour Martine, c’est bien une relaxe. Car en fait, ce missile, ou plus exactement cette menace, semble être dirigé directement, entr’autres, contre Me Damiano elle-même, avocate qui a produit certains de ces documents (et ferait donc partie du complot), qui défend plusieurs solidaires lors de leurs procès, et qui a activement participé aux missions de surveillance à la frontière qui ont conduit aux condamnations du Préfet (le supérieur hiérarchique du mari de la Procureure ; oui, vous avez bien suivi) pour refoulement illégal de mineurs isolés.
V – La plaidoirie de la Défense
Me Mireille Damiano fait d’abord part de sa surprise après cette attaque frontale qui vise à briser en morceaux non seulement les solidaires et les migrants, mais aussi ceux et celles qui voudraient les défendre. Elle se recentre toutefois très rapidement sur ce qu’elle est venue chercher : la relaxe de sa cliente.
Au vu des incohérences soulevées par la Procureure, Me Damiano s’étonne du fait que l’on n’ait pas finalement réinterrogé un des mineurs qui est désormais au CIV à Valbonne. En respectant évidemment cette fois la bonne procédure. Elle revient également sur le vide du dossier monté par l’accusation qui n’a pas pu matériellement constater l’infraction reprochée à sa cliente.
Enfin, l’avocate revient sur le montage délirant évoqué par l’accusation. Car une pièce importante a été escamotée du jeu, le fameux PV relatif à la perquisition chez Cédric Herrou, daté du 25 juillet, et qui prouve la présence des deux mineurs guinéens en France à cette date, en parfaite cohérence avec ce qui est avancé par Martine Landry et la Défense.
Pourquoi ce PV manque-t-il au dossier ? Parce qu’il se trouve dans un autre dossier, pour un autre procès qui doit avoir lieu au TGI de Grasse. Lors du précédent renvoi du procès de Martine, Me Damiano avait pris soin de préciser les références exactes des actes sollicités et l’importance de leur production dans une lettre adressée au Parquet de Nice. La Présidente lira lors de l’audience la réponse du magistrat de Grasse qui refuse de communiquer cette pièce, afin ne pas trahir le secret de l’instruction. Comme le souligne Me Damiano, seule la réponse du magistrat de Grasse est versée au présent dossier, et pas la requête du Parquet de Nice. On ne sait donc en quels termes la demande a été effectuée. C’est dommage, car ce PV ne peut être considéré comme un faux et démolit toute la théorie complotiste du Ministère Public. On comprend alors peut-être mieux le manque de motivation de ce dernier pour l’obtenir. J’aurais aussi envie d’ajouter que le PV de la gendarmerie de Breil du 19 juillet, et qui atteste de la prise en charge des deux mineurs par l’ASE, ne peut être considéré comme un faux lui non plus !!.
VI – La sortie
Il est 21h30. Dans la salle des pas perdus, Martine Landry est assaillie de journalistes et semble abasourdie elle aussi face à la perfide suggestion de l’accusation. Me Mireille Damiano apparaît plutôt furieuse mais volontaire, et promet une réponse appropriée dans les plus brefs délais.
Rendez-vous le 13 juillet à 13h30 au TGI de Nice pour le délibéré, et peut-être un autre jour pour les suites relatives aux graves accusations qui ont été portées contre ceux et celles qui tentent de faire respecter le droit, rien que le droit.